Minerve et Bacchus

Ce texte a été rédigé lors de la résidence d’artistes organisée par l’Atelier et le Chai à Saint-Couat d’Aude en 2016.

 

 

MINERVE et BACCHUS

 

Ou comment un artiste-ouvrier toulousain et un couple de vosgiens qui se découvre une passion pour le vin partagent leurs créations dans un village de l’Aude.

Minerve, déesse romaine des arts

Bacchus, dieu romain de la vigne et du vin

 

 

 

9 h20.

 Patrick traverse sa salle de séjour pour aller se préparer un café. Dans le fond de la pièce, de part et d’autre, les anciennes cuves du chai gardent le souvenir de leur vie précédente: 244 hectolitres, 232…Il hésite à sortir vers la lumière, ce mur ocre rouge qui ferme sa terrasse, si lisse. Aujourd’hui il va le faire, il va donner vie à un autre Homme, une autre silhouette. Il veut retrouver derrière le crépi neuf la rugosité grise du vieux mur, évider, gratter.

Christophe foule cette végétation sauvage qui a envahi les anciennes terrasses de culture. Il songe à ce qu’il y a dessous, enfoui sous l’humus et les herbes, les rigoles d’évacuation avec leurs petits ponts, qu’il voudrait dégager. Il pourrait ensuite y planter d’autres ceps. Il redescend dans sa vigne de La Croze. Il respire profondément le silence et le paysage paisible de collines, bosquets et vignobles. C’est sa terre d’adoption et il s’y est enraciné. Elle le retient comme la boue hivernale s’accroche à la botte.

10h.

Patrick gagne son atelier à l’étage. Il doit parfois s’obliger à se mettre au travail mais quand le processus de la création commence, il est tout d’un coup dans une sorte de fébrilité impatiente et parfois il se dit qu’il travaille trop vite. Dans le grand espace sombre où il crée, l’odeur du ciment pique le nez. Veillent sur son travail les portraits de sa famille, plus exactement des hommes, qu’il a fixé dans des œuvres, leur donnant ainsi une place auprès de lui, mais sans qu’ils empiètent sur sa vie.  Depuis un étage ouvert, trois grandes silhouettes sur fond blanc le regardent de leur visage sans yeux. Avant d’entreprendre son travail du jour, il s’arrête près d’un carré de ferraille qui se hérisse de piquants rouillés. Il hésite. Comment présentera-t-il cette œuvre ? Au sol ? Trop dangereux peut-être. Vertical sur un mur ? Ensuite il  passe devant des silhouettes de terre craquelée et de paille, des corps fragmentés comme ceux qui émergeaient des laves de Pompéi. Aujourd’hui il va travailler le béton et le béton c’est la mort comme dans ces immeubles déchiquetés par la guerre. La terre, elle, est ambivalente, lieu de sépulture mais aussi source de la vie éternellement renouvelée.

Sylvie est installée dans la grande buanderie de l’étage. Elle repasse avec soin  la literie brodée de ses chambres d’hôtes. Elle respire le  frais parfum  du linge propre. Elle aime cette odeur comme celle du bois. Elle se souvient des copeaux dans l’atelier de son grand-père. Cette vie qu’il y a dans le bois comme dans le vin. Dans ce terroir de l’Aude où elle a les deux pieds bien plantés, elle retrouve quelque chose de son enfance campagnarde dans les Vosges, même si les couleurs ne sont pas les mêmes. A l’inox de la cuve elle préfère le bois des barriques car elle travaille en accord avec lui pendant la vinification. Elle a eu le coup de cœur pour cette grande maison de maître qui trône face à l’église sur la place du village. Elle en partage l’espace avec son chat blanc et noir qui se cache dans les recoins les plus invraisemblables,  le chien Opium qui a toujours besoin de compagnie et les photos de famille  qui balisent le grand escalier, un peu de l’air des Vosges en pays audois. Tout en repassant son linge blanc, elle pense à la « pouponnière » où elle va se rendre tout à l’heure, le chai où elle veille sur le vin de l’année.

Christophe a repris sa voiture pour se rendre dans sa vigne du Peyra. Chaque fois qu’il longe une terre où les  ceps semblent livrés à eux-mêmes, il souffre. Il voudrait sauver ces vignes du risque d’arrachage, comme il l’a fait pour les siennes. Il a éliminé  les souches cassées  ou mortes et ses soins ont fait remonter la vie ensevelie au fond des racines, pour que le vieux bois donne à nouveau des fruits.  C’est une renaissance, qui explique aussi son attachement physique à ces ceps. Ce ne sont pas de simples morceaux de bois. Pour lui chacun, individuellement, a une histoire.

L’histoire de la nouvelle sculpture de Patrick est celle de la guerre du Liban. Il veut retrouver les tiges métalliques décharnées des immeubles, d’où le béton est parti par lambeaux, que le photographe Depardon a figées tels des membres squelettiques et mutilés. Patrick a hérité de son père maçon l’usage des outils et du ciment. Il a coulé le béton dans le coffrage de bois où il a inséré au préalable deux tiges de fer. C’est un travail d’ouvrier. Il a enfoui des poignées de papier, des sacs de ciment vide, qu’il retire maintenant que le béton a séché, mettant à nu par endroit le fer qui résiste. Il pense qu’il faut toujours évider, élaguer, épurer l’œuvre pour garder l’essentiel, ce qui donne la force. De sa main poussiéreuse il efface certaines aspérités ou creuse un peu plus une cavité pour aller jusqu’à l’os, la tige de fer qui structure l’œuvre. Il a accroché la sculpture sur un mur de l’atelier. Cette verticalité le satisfait, il y retrouve quelque chose de ces grandes villes d’Asie hérissées d’immeubles de  béton, avec  la vie qui grouille au pied.

Le vieux cep se craquèle, s’effrite, se creuse par endroit. Christophe s’accroupit pour mieux le voir sous l’effervescence du feuillage. Il caresse de sa main la peau tavelée, marquée de balafres de sa vigne, puis il se met au travail. Il doit écimer, rogner, ébourgeonner pour aérer la souche, donner force et vitalité à la plante et à ses futurs fruits. Son geste est rapide, sec, vif,  précis et sans hésitation malgré le vent qui agite constamment les rameaux. Les tiges coupées bondissent sous l’impact de la lame et restent au sol où elles retourneront à la terre. D’un pas égal il passe d’un cep à l’autre, taillant avec l’outil ou simplement de la main. Il est seul dans les longues rangées parmi les grands rameaux d’un vert tendre que le vent malmène. Dans le ciel changeant passent des silhouettes blanches de nuages.

Bientôt les raisins vont commencer à se colorer, pense Sylvie. Elle aime cette période de fin d’été où l’on voit le raisin fini, prêt à être récolté, même si ensuite la vision des pieds dénudés, privés de leurs grappes, lui cause un pincement au cœur. Elle aime aussi les vendanges car elle bouleverse le rythme des  choses. Ce qui était figé et immobile, les vignes et le chai, se met en marche, s’anime comme des automates qui se réveilleraient. C’est le moment aussi où l’on travaille ensemble. Et puis, si les vendanges sont la fin du fruit, elles sont aussi le début du vin et c’est cette histoire que Sylvie préfère, la vinification.

11h30

La technique de Patrick va lui permettre de créer deux œuvres en même temps, une trace imprimée sur le papier et la silhouette en relief qu’il va encastrer dans le béton. Il prépare une tambouille de crépi qu’il pétrit à la spatule,  badigeonne avec ce mélange   ce qui sera un bras ou une partie du buste, puis saupoudre de quelques pincées de pigment noir naturel. Muni d’un tube il roule sa silhouette pour que la couleur noire imprègne bien le papier. Que va-t-il préparer pour le déjeuner ? Quelle sauce accompagnera les pâtes, ce plat incontournable pour lui ? L’ascendance paternelle ne lui a pas légué que l’usage des outils pour travailler la matière et l’odeur du béton. Il a hérité avec son patronyme des goûts culinaires de ses ancêtres vénitiens.

12h

Dans la cuisine résonne la cloche de l’église qui s’époumone à carillonner le milieu de la journée. Sylvie prépare une pâtisserie qui régalera ses hôtes ce soir.  Elle n’a pas le temps de réaliser un Paris-Brest aujourd’hui car de la maison elle passera tout à l’heure au chai, le plus important. Elle va donc se contenter d’un flan aux œufs. Elle trouve que les deux activités, pâtisserie et vinification, lui procurent le même plaisir.  C’est un travail de précision où on élabore un produit du début à la fin, de la matière première au produit fini, même si dans le cas du vin il y faut plus de temps et de patience.

14h

La lumière solaire éclabousse le mur qui  abritera  son œuvre dans ses entrailles. Pour son travail sur Ecce Homo Patrick a réalisé son premier Homme de… dans une ancienne cuve de son logement qui lui sert de cave.  La silhouette massive d’un emmuré qui s’évade ? D’un tortionnaire, dans ce cachot seulement éclairé d’une ampoule nue ? Les traces d’un art pariétal préhistorique ? La silhouette c’est l’absent, celui que l’on ne voit pas mais qui est là, tous les êtres humains à la fois, qui forment une seule humanité. Il est face au mur qu’il va creuser au marteau et au burin pour donner vie à une silhouette. Qui sera-t-il ce troisième Homme de… ? Un autoportrait de l’artiste chez lui ? Avec ce nouveau travail qu’il effectue directement sur le mur est née une certaine peur qu’il ignorait jusque-là : il n’a pas droit à l’erreur, il ne pourra pas détruire et recommencer. Il retarde de quelques minutes le moment où il va se lancer dans l’œuvre pour rajouter un fond musical. La mélodie, chantée dans la douce langue arabe du Moyen-Orient, le ramène au camp de Chatila où il a réalisé son deuxième Homme de… Sur un mur de cet ancien camp martyr il a évidé la silhouette d’un chrétien mort ici, le grand-père de son ami. A jamais perdu dans une fosse commune, Patrick lui a donné un cénotaphe, une façon de délivrer sa descendance du poids de cet ancêtre absent.

Christophe aime à dire que son travail est lié au ciel. Il le scrute presque toute l’année, même s’il y a une pause pendant la vinification. Cultiver son vignoble peut être une inquiétude  comme pour toute personne vivant de la terre. Mais sa vigne est bien plus pour lui, elle est comme une vieille compagne dont il parle avec tendresse. Le vin est certes l’aboutissement de son travail, mais le vin part alors que les ceps eux, restent, ils sont fidèles à la main qui leur prodigue les soins. Avec Sylvie, ils sont fiers de leur vin, ils ont créé quelque chose de qualité, qui va bien au-delà d’un produit banal. C’est le sang qui coule dans leurs veines.

Comme chaque jour depuis qu’elle s’est installée dans ce village de l’Aude, Sylvie savoure sa liberté. Elle va de sa maison au chai, suivant les paisibles ruelles, quand elle veut et comme elle veut. Elle a aimé apprendre cette nouvelle compétence : la vinification. Elle lui trouve quelque chose de très féminin. Au fil des mois le lien entre Sylvie et le vin s’étoffe. Elle le surveille, l’accompagne, l’aide par les gestes patients et répétés du bâtonnage, telle une mère veillant sur son enfant.  Elle connait cette même inquiétude maternelle de rater l’éducation, et dans le cas du vin cela veut dire : rien à vendre. Quand il est prêt, le vin comme l’enfant quitte le nid, laissant la  pouponnière vide.

Face à l’esquisse à peine visible sur l’ocre rouge du mur, Patrick se dit qu’il pourrait commencer par les pieds. Mais non. Tout à coup il n’attend plus, à petits coups secs il se met à évider la tête. La poussière s’envole en nuages de poudre balayés par le vent. Le marteau frappe, le burin pénètre et les gravats s’amoncellent au sol. C’est l’ouvrier qui est à l’œuvre, détruisant ce que l’artisan a réalisé il y a peu, un crépi si lisse. Il prend un peu de recul. Il a peur que la tête ne soit un peu petite. Pas droit à l’erreur. Il suit le trait de l’esquisse, la courbure du cou puis de l’épaule. Le soleil s’éclipse puis revient, le vent s’acharne, l’ouvrier/artiste aussi. L’effort physique est intense. De temps en temps de gros éclats se détachent du mur. Il ne sent pas sous ses pieds nus l’aspérité des gravats qui jonchent le sol. Le crâne se creuse de cavités, comme des balles qui auraient perforé la boîte crânienne. De quoi était accusé cet homme acculé contre ce mur ? Il prend place dans la cohorte des fusillés de l’humanité. Près de sa silhouette massive que le soleil découpe sur le mur, s’étire l’ombre allongée et fine du burin. D’un coude, Patrick s’appuie sur le mur pour suivre la ligne de l’épaule droite. Il faut enlever toute l’épaisseur de l’enduit. Il s’acharne sur la matière, la perce, la martèle, l’effrite. C’est la victoire du relief sur le plat, du rugueux et du tourmenté sur le lisse, du surprenant sur l’uniforme. Appuyé cette fois de tout son corps sur le support, il descend la ligne de la hanche, puis de la cuisse. Et l’évidage reprend. C’est une autopsie, il s’attaque aux poumons avant de passer aux entrailles. Le burin fouille le corps avec obstination, détachant des lambeaux, découvrant des chairs crevassées, des saillies inattendues. Des organes apparaissent et l’Homme est là dans toute sa nudité et sa fragilité face aux coups qui l’évident. Et pourtant, paradoxalement, la silhouette acquiert une existence, elle s’anime du relief de la vie. Patrick interrompt son travail, fatigué et inquiet. Si se détache un morceau trop important, l’Homme est perdu. Son œuvre reste en suspens. Il n’est de toute façon jamais totalement satisfait de ce qu’il crée.

Trois mois plus tard

Patrick a terminé son Homme de… creusé sur le mur de sa terrasse mais il trouve qu’il ressemble trop  à la silhouette de Clint Eastwood en cow-boy. Il n’aime pas les mains et va reprendre l’ensemble, peut-être recouvrir certaines parties mises à nu…

En fait ce qui l’intéresse c’est d’évider, il a donc inversé sa technique  pour son travail sur les murs déchiquetés de Beyrouth. Au lieu de façonner le béton autour de l’os/tige de fer, il creuse le bloc de béton  jusqu’à mettre le fer à nu.

Automne

Christophe est revenu dans ses vignes désormais sans fruits pour en retourner la terre. Les sillons profonds vont accueillir les pluies de l’hiver. Aujourd’hui il ne va pas soutirer le vin de la cuve car la lune ne convient pas. C’est « un jour  racines », bon pour le labourage, mais on ne touche pas au vin ! La lune tout autant que le ciel préside aux destinées du vignoble et du vin.

Dans le chai/pouponnière l’atmosphère est chaude et douillette.  Tout est lisse et courbe, les cuves d’inox et les tonneaux de bois doré. Le vent d’automne qui s’acharne est resté à l’extérieur, le vin est à l’abri dans le cocon tiède du chai. Sylvie va procéder au bâtonnage et à l’ouillage, mots étranges et presque ésotériques, propres à l’univers du chai. Elle bâtonne les vins blancs pour remuer les lies fines d’un geste qui se répète d’un tonneau à l’autre. Les parois de bois résonnent sous les coups. L’opération tient de la magie, on ne peut qu’imaginer ce qui se joue dans le ventre obscur du tonneau.  Elle poursuit son mouvement de rotation rythmé,  qui parfois nécessite les deux bras. Son visage est concentré sur la tâche, son corps tendu par l’effort. Ce travail de fourmi elle doit l’effectuer au début trois fois par semaine. L’ouillage n’est pas aussi exigeant, il ne se répète qu’une fois par mois. Mais avant de verser un peu de vin rouge dans le  tonneau pour maintenir le niveau, elle mouille le bois pour éviter de le tacher. Sylvie s’active entre les rangées dorées de tonneaux, va et vient, prend un tuyau, pose un récipient, monte et descend de l’escabeau. Une activité d’abeille à la ruche, de nurse dans la pouponnière.

Dans l’atelier de Patrick, au sol, un chaos de morceaux de ferrailles, d’outils et de sacs de ciment vides. Des tréteaux se hérissent de tiges métalliques qui s’entremêlent ou s’alignent. Et puis le désordre s’organise pour créer « Noli me tangere », cette œuvre hérissée des épines de la  couronne du Christ ou qui évoque plus prosaïquement les  grilles destinées à fermer les check-points dans les pays en guerre. Les mains de Patrick fouillent dans le tapis de tiges hérissées, compact et agressif. Ses bras sont marqués par les déchirures du métal.

Il va et vient dans l’atelier, accrochant ici une œuvre, s’interrompant pour parler de ses projets : représenter en creux sa présence dans le village qui l’a accueilli, en évidant sur les murs la silhouette de tous ses habitants, accompagnée d’un portrait photographique. Puis il reprend son travail, fouille à mains nues dans un fatras métallique hostile, place dans un cadre de bois les tiges de métal sonore, créant de la légèreté et de la finesse  de cet amas confus et menaçant. L’empilement peut être géométrique, des carrés dans un carré, mais il peut aussi y créer du désordre. Dans son « Réseau Mondrian » le tissage est serré, une alliance de la finesse et de la rigueur géométrique. On y retrouve l’abstraction sophistiquée des moucharabiehs et des azulejos du palais de l’Alhambra : une géométrie apparemment libre, pleine d’une rigoureuse harmonie.

« Ses trames » sont un alignement de tiges inégales qui crée une musicalité visuelle de sons muets qui s’étirent sur le mur. Pour fixer l’œuvre sur son support l’ouvrier est à l’œuvre : gants, lunettes de protection, disqueuse, bruit infernal de la machine. Tel Vulcain, maître de son enfer et de ses forges, sa silhouette massive est penchée sur son œuvre, faisant jaillir des gerbes enflammées. L’odeur du métal en feu sature l’air.  La fulgurance fragile des étincelles se perd dans la froideur raide des tiges de métal qui jonchent le sol. Pour la soudure, aux gants s’ajoute le masque de minotaure. C’est un travail qui nécessite soin et prudence pour manier le tranchant et le brûlant.

16h vigne du Peyra

Le vent d’automne va emporter les dernières feuilles fragiles et colorées. Bientôt les ceps se retrouveront seuls et nus dans l’hiver.

Chut ! La terre se repose.

Mireille Picaudou Arpaillange

Novembre 2016