Luis Sepúlveda s’est assis sur mon siège.

Samedi 16 juin 2007, librairie « Renaissance », quartier du Mirail, Toulouse.

Dans le cadre de la manifestation culturelle « Le Marathon des Mots », l’écrivain chilien Luis Sepúlveda a été invité à une rencontre avec le public, dans cette librairie installée dans une banlieue inhospitalière, là où se termine le métro, autant dire au bout du monde.

Le public s’entasse dans cette salle habituellement bien assez grande, dans une chaleur vite devenue irrespirable, lourde d’odeurs confinées. Je m’installe à l’avance, face aux chaises réservées aux invités, pour ne rien perdre de sa présence. Et il est là devant moi, silhouette massive à la Almodóvar, abondante chevelure noire et teint cuivré.

D’entrée il s’annonce comme un homme de gauche et suppose que nous sommes entre gens de mêmes convictions : ovation du public ! Son éditrice française l’accompagne et traduit. Il se prête au jeu des questions banales, sur le film tiré d’une de ses œuvres, ou l’origine de sa vocation d’écrivain. Et là, en l’espace de quelques minutes, nous ne sommes plus dans la salle surchauffée du Mirail, mais dans la forêt de Cayenne, ou dans le Santiago des années 60. Il raconte et la magie opère. La question n’est qu’un point de départ et le boomerang de sa réponse s’éloigne, virevolte, traverse l’océan, sillonne la forêt équatoriale dans une jeep déglinguée, aux côtés d’une très belle femme. On croit qu’il va s’arrêter là, dans cette maison au toit de palme au milieu de la jungle, mais non, le boomerang fidèle à sa trajectoire revient à son point de départ. La question posée a sa réponse ; mais quel bonheur d’avoir virevolté avec lui dans l’espace et le temps. Autre question, autre histoire. A chaque trait d’humour le public s’esclaffe, avant que la traductrice n’intervienne, si bien qu’elle finit par demander si tout le monde comprend l’espagnol. Charmeur, charmant, il évoque avec humour et désinvolture ses débuts dans l’écriture. Ses histoires sont tellement drôles, incroyables et inattendues, que l’on sent bien que le conteur et son imagination sont passés par là. Mais qu’importe, on se laisse aller au bonheur des mots.

Très vite le libraire intervient et le charme est rompu. Il faut mettre fin à la rencontre, d’autres obligations attendent l’écrivain ailleurs dans la ville : c’est le principe du Marathon. Déception de la salle puis longue séance de dédicaces.

J’attends devant la porte de la librairie. Enfin il sort. Je suis transportée et intimidée comme l’adolescente qui voit pour la première fois son idole de près. Encore quelques autographes, debout dans le grand soleil, une photo avec un admirateur. Et puis la question que se posent l’éditrice et le photographe qui accompagnent l’écrivain : comment rallier rapidement le théâtre Daniel Sorano dans le centre ville ? Ils sont déjà en retard. Ils n’ont pas eu le chauffeur et la voiture promis. Les libraires sont embarrassés, ils reçoivent ensuite un autre écrivain et ne peuvent s’absenter. Pendant ce temps l’écrivain conteur reste muet, indifférent, comme si tout cela ne le concernait pas. Mon mari propose alors notre véhicule, nous repartons justement vers le centre. J’ouvre la portière offrant à Sepúlveda mon siège à l’avant, sur lequel il prend place sans commentaire, tandis que l’éditrice, le grand jeune homme qui l’accompagne et moi nous serrons à l’arrière. Mes voisins de siège échangent avec moi des propos aimables. Que nous parlions français ou espagnol, l’écrivain reste muet et fermé. Le conteur généreux, drôle et sûr de ses effets est-il fatigué, indifférent ? A-t-il besoin de récupérer entre deux « représentations » ? Est-il las de son rôle d’auteur célèbre ? Quand son éditrice lui demande ce qu’il a pensé de sa rencontre avec ses lecteurs, il répond par un mot grogné dont, assise derrière lui, je ne saisis pas le sens, mais qui ne me semble pas traduire l’enthousiasme.

Lorsque nous passons sur le pont Saint-Michel, et que les passagers arrière s’extasient sur le panorama qu’offrent la ville et la Garonne, il tourne à peine la tête et se tait. L’éditrice souligne qu’elle aime Toulouse dont la brique lui rappelle Rome. Mutisme de Sepúlveda qui est assis sur mon siège.

Nous arrivons au théâtre Daniel Sorano et descendons de voiture. L’éditrice est souriante, le retard est minime, elle nous remercie encore. Sepúlveda ne répond pas, à peine un demi sourire esquissé, quand je lui dis que ce fut un honneur pour moi de le transporter dans ma voiture, et que j’espère qu’il reviendra rencontrer ses lecteurs comme l’a promis le libraire. Je remonte en voiture, reprenant ma place, sur le siège où s’est assis Sepúlveda.

 

 

 

 

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